10
Gwen ne supportait plus les cris d’agonie qui filtraient à travers les murs de la chambre de Sabin. Ça n’en finissait pas, et il lui semblait que ça durait depuis des siècles. Entre ces hurlements et cette fatigue qui pesait sur ses paupières et lui brouillait la tête, elle avait l’impression d’être en plein cauchemar. Mais elle résistait à l’épuisement. Elle était bien décidée à garder les yeux ouverts. Elle avait trop peur de voir apparaître dans la chambre l’un des démons de ce lugubre château.
Elle avait compris que les Seigneurs de l’Ombre interrogeaient les chasseurs capturés dans la pyramide. Sabin était allé les rejoindre, probablement. Il l’avait abandonnée pour torturer ses ennemis. Décidément, sa cause comptait plus que tout.
— Ça te surprend ?
Non. Elle n’était pas surprise. Elle savait à quel point il en voulait à ces chasseurs, qui avaient tué son meilleur ami, et elle comprenait la haine qu’il leur vouait. Elle non plus ne les portait pas dans son cœur. Ceux qui hurlaient en ce moment l’avaient arraché à la vie tranquille qu’elle menait avec Tyson, ils avaient regardé Chris violer des femmes, avec des yeux pleins de convoitise, attendant leur tour. Aucun d’eux n’avait tenté de l’arrêter. Aucun non plus n’avait protesté.
Après tout, ces salauds n’avaient que ce qu’ils méritaient. Mais leurs hurlements de douleur lui donnaient tout de même le frisson. Sabin lui avait demandé de seconder les Seigneurs de l’Ombre dans leur lutte. Elle n’était plus très sûre d’être à la hauteur.
La perspective d’avoir à combattre la remplissait d’une peur qui transformait son sang en un acide qui lui brûlait les veines.
Pourtant, elle avait déjà quelques morts sur la conscience.
À neuf ans, elle avait tué son précepteur qui lui avait mis une mauvaise note. À seize, elle avait réduit en bouillie un homme qui avait eu la mauvaise idée de la suivre pour tenter de la violer.
À vingt-cinq, elle avait décidé de fuir la vie qui lui était destinée. Elle avait quitté l’Alaska pour se rendre en Géorgie – c’était à ce moment-là que sa mère l’avait reniée –, et elle s’était inscrite à l’université comme elle le désirait depuis si longtemps.
Ses sœurs l’avaient mise en garde : jamais elle ne pourrait se fondre dans la foule des mortelles. Elles ne s’étaient pas trompées. Un professeur marié lui avait fait des avances. La harpie n’avait pas apprécié et s’était jetée sur lui. Elle avait dû quitter l’université.
Ses sœurs n’avaient cessé de lui répéter que pour contrôler sa harpie, elle devait commencer par l’accepter. L’accepter signifiait satisfaire sa soif de sang… Et cela, elle s’y refusait. Elle aimait et respectait ses sœurs, mais elle n’avait pas envie de leur ressembler.
De nouveau, un cri d’agonie lui transperça les tympans.
Pour se distraire, elle se mit à fureter dans la chambre, brisa la serrure du coffre dans lequel Sabin rangeait ses armes et mit dans sa poche quelques étoiles à lancer. Ce menu larcin la revigora un peu. Elle avait moins sommeil. Elle fut contente de constater qu’elle n’avait pas perdu la main pour forcer une serrure, un talent que sa famille valorisait au plus haut point. « J’aurais dû faire ça plus tôt. » Du coup, elle fit sauter le verrou de la porte d’entrée et se glissa dans le couloir. Mais elle entendit des pas qui venaient dans sa direction et se dépêcha de rentrer pour se mettre à l’abri.
« Pourquoi suis-je si lâche ? »
Un autre cri atroce qui s’acheva en gargouillement la fit sursauter.
Elle alla s’allonger en tremblant sur le matelas – voilà qu’elle s’était remise à bâiller – et tenta de se calmer en se concentrant sur le mobilier de la chambre, plutôt froid et impersonnel, réduit au strict minimum, dans les tons bruns et gris. Tout à fait à l’image du guerrier dur et impitoyable qui l’habitait.
Mais sous le couvre-lit marron, elle trouva des draps bleu vif et un matelas douillet. Intriguée, elle se remit à inspecter la chambre. Dans l’armoire, Sabin cachait une collection de T-shirt amusants, notamment un Pirates des Caraïbes, un Hello Kitty, et un autre, qui la fit beaucoup rire, portant l’inscription Tâtez-moi ça, avec des flèches pointant vers les biceps.
Derrière un paravent formé par des plantes luxuriantes, il avait installé un petit salon avec des coussins posés à même le sol, sous un château dans les nuages peint au plafond.
Ces découvertes lui confirmèrent qu’il cachait un être délicat sous ses dehors de guerrier farouche. Et cela lui plut. Comme lui plaisait l’expression enfantine qui adoucissait parfois son visage dur.
— Salut ! fit une voix de femme.
La porte s’ouvrit à la volée et Gwen courut se jeter sur le matelas. Une grande et superbe créature entra en portant un plateau chargé de nourriture. L’odorat exceptionnellement développé de Gwen détecta un sandwich au jambon, des chips, du raisin et un verre de jus de…
Elle inspira discrètement.
Un verre de jus de canneberge.
Elle en eut l’eau à la bouche. La présence de cette inconnue ne déclencha chez elle aucune inquiétude. Était-ce parce qu’elle était hypnotisée par ce plateau, ou bien parce qu’elle était trop épuisée pour avoir peur ?
— Qu’est-ce que vous apportez ? bredouilla-t-elle.
— Ce n’est pas pour toi, répondit l’inconnue. Je sais que tu ne manges pas. J’ai parié un repas avec Sabin et j’ai perdu. Ce plateau est pour lui, tu ne peux pas y toucher.
— Pas de problème.
Elle avait du mal à articuler tellement elle salivait.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, sans quitter des yeux le plateau.
— Je suis Anya, déesse de l’Anarchie.
Gwen ne mit pas en doute une seconde l’origine divine de cette femme. Elle dégageait une aura de pouvoir tellement intense que des étincelles claquaient autour d’elle quand elle bougeait. Mais que faisait une déesse dans le château des Seigneurs de l’Ombre ?
— Je…
— Put… Oh, pardon… Sapristi ! Je te prie de m’excuser, mais Lucien… Lucien, c’est mon homme, donc, je te préviens au passage, bas les pattes. Lucien m’appelle. Ne sors pas de cette chambre, compris ? Je reviens le plus vite possible.
Gwen n’avait entendu personne appeler, mais elle ne protesta pas. Et à la seconde où la porte se refermait sur la belle déesse, elle se jeta sur le plateau pour s’attaquer au sandwich de Sabin, puis vider le verre de jus de fruits, puis enchaîner, avec les chips dans une main et le raisin dans l’autre. Elle dévora les deux en même temps, en enfournant de pleines poignées, comme si elle n’avait jamais goûté plus délicieux mélange.
Ce sucré-salé dans sa bouche lui faisait l’effet d’un arc-en-ciel de saveurs et de textures.
Et cette fois, son estomac accepta avec avidité tout ce qu’elle lui offrait. On aurait dit qu’il était sans fond.
Anya ne s’était absentée que quelques minutes, mais en revenant, elle trouva le plateau vide et Gwen installée sur le lit, en train de s’essuyer le menton du revers de la main tout en déglutissant la derrière bouchée.
— Où en étions-nous ? demanda-t-elle comme si elle n’avait rien remarqué.
Elle vint s’installer sur le lit.
— Ah oui, je tentais de te mettre à l’aise.
— Sabin m’avait dit qu’il vous demanderait de me tenir compagnie, mais, comme vous n’arriviez pas, j’ai pensé qu’il avait changé d’avis. Et… Euh… Je n’ai pas besoin qu’on veille sur moi. Franchement.
« Pourvu qu’elle ne s’aperçoive pas que j’ai vidé le plateau ! »
— Et je n’ai pas l’intention de m’enfuir, précisa-t-elle.
— Je t’en prie, déclara Anya en agitant la main dans les airs. Je t’ai dit que j’étais la déesse de l’Anarchie. Tu ne penses tout de même pas que je m’abaisserais à servir de geôlier. Si je suis là, c’est parce que j’en ai envie, pas parce que Sabin m’a envoyée. Je suis curieuse, tu comprends. Et, rien qu’en te voyant, j’ai déjà la réponse à l’une de mes questions. Tu es d’une exceptionnelle beauté.
Elle glissa ses doigts dans la chevelure bouclée de Gwen.
— Pas étonnant que Sabin te veuille pour femelle.
Gwen inclina la tête pour se prêter à la caresse de la déesse.
— Il ne me veut pas pour femelle, protesta-t-elle.
Mais ses seins durcirent et un brasier s’alluma entre ses jambes.
— Tu es sa femelle, insista Anya en laissant retomber son bras. La preuve, c’est que tu es installée dans sa chambre.
Privée du contact doux et rassurant de la déesse, Gwen ouvrit les yeux en retenant avec peine un gémissement de frustration. Elle avait tant besoin de réconfort…
— Il ne m’a pas laissé le choix, se défendit-elle. Il m’a emmenée de force dans ce château et il exige que j’occupe sa chambre.
Anya éclata de rire, comme si elle venait d’entendre une bonne plaisanterie.
— C’est la meilleure ! s’exclama-t-elle.
— C’est pourtant vrai ! J’ai réclamé ma propre chambre, mais il a refusé.
— Personne ne peut obliger une harpie à agir contre sa volonté, riposta Anya.
C’était vrai en théorie. Vrai pour ses sœurs. Mais pour elle, c’était plus compliqué. Elle remarqua au passage qu’Anya avait prononcé le mot « harpie » sans le moindre dédain. Pourtant, la plupart des dieux et des déesses considéraient les harpies comme des êtres inférieurs, proches des charognards.
— Je ne suis pas une harpie comme les autres, soupira-t-elle.
— Tu as honte de toi, ou de tes origines ?
Gwen baissa les yeux vers ses mains, qu’elle triturait sur ses genoux. Elle se posa les trois questions rituelles. Pouvait-on se servir contre elle de cette information ? La garder secrète présentait-il des avantages ? Un mensonge serait-il plus utile que la vérité ?
— Les deux, répondit-elle enfin en optant pour la vérité.
Ses sœurs lui manquaient terriblement, et cette déesse qui l’écoutait si gentiment semblait se préoccuper de son bien-être. Et puis, même si la sollicitude d’Anya n’était qu’à moitié sincère, c’était bon d’être là, assise avec une femme, à parler tranquillement. Depuis un an, personne ne lui avait adressé normalement la parole.
Anya se renversa sur le matelas en poussant un gros soupir.
— J’ai une grande admiration pour les harpies, dit-elle. Vous êtes indestructibles. Même les dieux pissent dans leur froc à l’idée de vous affronter.
— Peut-être. Mais nous n’avons pas d’amis. Tout le monde nous fuit. Nous n’avons même pas droit à l’amour… Nos amants ne sont pas sûrs de sortir vivant d’une étreinte avec nous.
Gwen s’allongea près de la déesse en s’arrangeant pour que leurs épaules se touchent. Décidément, elle avait besoin de contact physique. Désespérément.
— Et ça te pose un problème ? Quand j’étais plus jeune, les autres dieux et déesses me rejetaient. Ils me traitaient de pute. Certains refusaient de se trouver dans la même pièce que moi, comme s’ils craignaient que mon ignominie ne déteigne sur eux. Si tu savais ce que j’ai pu rêver d’être une harpie ! Pour leur donner la raclée qu’ils auraient méritée. Et surtout parce que je savais qu’ils n’auraient pas osé provoquer une harpie.
— Vous étiez rejetée ?
Elle n’arrivait pas à croire qu’on ait pu mettre à l’écart cette femme si belle et si gentille.
— Oui. Et ce n’est pas le pire. J’ai fait de la prison et j’ai été bannie de l’Olympe.
Anya roula sur le côté pour se hisser sur un coude, la joue dans la main. Elle posa sur elle un regard intense.
— Tu appartiens à quel clan ? demanda-t-elle.
Est-ce qu’on pouvait se servir de cette information contre elle ? Est-ce que… ? Oh, la barbe !
— Au clan des Faucons.
Anya battit des paupières et l’ombre aiguë de ses longs cils s’allongea sur ses joues.
— Des Faucons ? Tu es une Faucon ? Tu es la sœur de Taliyah, Bianka et Kaia ?
Cette fois, ce fut à Gwen de se redresser et de poser sur Anya un regard fervent.
— Tu connais mes sœurs ? demanda-t-elle.
— Un peu, que je les connais ! Nous avons passé ensemble de très bons moments, durant le… Je crois que c’était au XVIIe siècle. Nous étions les meilleures amies du monde. Ça fait quelques centaines d’années que nous nous sommes perdues de vue.
Le regard bleu azur d’Anya se fit plus intense et scrutateur.
— Tu dois être jeune, commenta-t-elle.
Gwen eut l’impression qu’elle la comparait à ses sœurs et que la comparaison n’était pas à son avantage.
— Je n’ai que vingt-sept ans.
Anya se redressa en faisant claquer sa langue.
— Autant dire un bébé… Il y a une grande différence d’âge entre tes sœurs et toi. Ta mère pouvait encore concevoir un enfant ?
— Apparemment, oui.
Gwen se redressa aussi, imitant la position de la déesse. Elle n’aimait pas qu’on la traite de bébé. Elle était lâche, ça oui, mais elle n’était pas un bébé. Évidemment, pour des immortels qui avaient des siècles d’existence… Sabin aussi avait eu l’air de la considérer comme une gamine. Une gamine trop jeune pour être embrassée.
— Tes sœurs savent où tu es ? demanda Anya. Tu devrais les appeler. On pourrait faire une fête en l’honneur de vos retrouvailles.
— J’ai l’intention de les appeler, répondit Gwen d’un air vague.
Elle n’était pas pressée de leur raconter ce qui lui était arrivé. Elles allaient lui faire la morale, user de leur droit d’aînesse pour la punir, l’obliger à rentrer à la maison afin de la protéger et de veiller sur elle.
Mais elle ne voulait pas de ça. Elle ne voulait plus être en cage. Où que ce soit.
Elle se rendait compte, à présent, qu’elle s’était enfuie en Géorgie non pour suivre Tyson, mais pour goûter à la liberté. En quittant le giron familial, elle avait osé prendre des risques et s’était comportée en adulte. Ça avait mal tourné, certes, mais elle ne regrettait pas d’avoir essayé : ça l’avait fait grandir.
Et pourtant, elle redoutait d’affronter le regard de ses sœurs.
D’un autre côté, repousser l’échéance la remplissait de culpabilité. Les pauvres devaient être mortes d’inquiétude à son sujet… Elles méritaient d’être rassurées. Il faudrait bien qu’elle accepte l’humiliation de leur avouer ce qui s’était passé. Mais pas tout de suite.
— Tu n’as pas gardé contact avec mes sœurs ? demanda-t-elle à Anya pour changer de conversation.
Puisque Anya était une amie de ses sœurs, elle se sentait autorisée à la tutoyer.
— Hélas non, répondit Anya. Tu sais ce que c’est. Le temps passe vite…
— Mais tu as peut-être eu des nouvelles par personne interposée ? Sais-tu où elles sont et ce qu’elles font en ce moment ?
— Non, désolée. Mais telles que je les connais, je suis sûre qu’elles sont en train de faire des bêtises.
Elles éclatèrent d’un rire complice. Gwen songea au jour où Bianka et Kaia avaient joué à la marelle en lançant des voitures en guise de pierres. Taliyah avait voulu se distinguer en choisissant des semi-remorques.
— En tout cas, je suis sûr que ton petit ami leur plaira, poursuivit Anya. Sabin est suffisamment méchant pour leur plaire. N’aie aucune crainte à ce sujet.
Elle rit.
— Tu n’apprécies pas ce jeu de mots particulièrement subtil ?
De quel jeu de mots parlait-elle ? Et puis, Sabin n’était pas son petit ami.
— Heureusement pour Sabin, il n’est pas mon petit ami, rétorqua-t-elle. De plus je ne crois pas que mes sœurs pourraient s’entendre avec lui. Il est trop autoritaire, elles finiraient par lui dévorer le foie.
Et ça lui donnait une raison supplémentaire pour ne pas les contacter trop vite. Sabin n’était pas dans ses petits papiers en ce moment, mais elle ne souhaitait tout de même pas sa mort.
— Pas grave, ricana Anya. Son foie, il peut le régénérer. Et puis, tu le sous-estimes. Quand il s’agit de se battre, il est d’une redoutable férocité. Pire que moi. J’ai pourtant une sale réputation. Pour te donner un exemple : j’ai planté un poignard dans le ventre de ma meilleure amie pour le plaisir de la voir se tortiller.
Ah… La belle déesse n’était donc pas aussi douce et gentille qu’elle en avait l’air.
— J’ai déjà vu combattre Sabin, répondit-elle. Je sais de quoi il est capable.
— Tu te fais du souci pour lui, oui ou non ? demanda Anya en la dévisageant intensément.
— Oui. Non. Peut-être.
— C’est inutile, assura Anya. N’oublie pas qu’il est un demi-démon.
Gwen saisit au vol cette occasion de poser la question qui la tracassait.
— Il est possédé par quel démon ?
Mais Anya fit mine de ne pas avoir entendu.
— Laisse-moi te donner quelques informations essentielles concernant son passé, reprit-elle. Cela fait des siècles qu’il se bat contre les chasseurs. Tu le sais sans doute déjà, mais les chasseurs rendent les Seigneurs de l’Ombre responsables de tous les maux de la terre : la mort, la maladie, la misère, et j’en passe. Ils sont déterminés à les éliminer et ne reculent devant rien pour atteindre leur but. Ils n’hésitent pas à tuer des mortels et…
Elle marqua un temps d’hésitation.
— Et à tuer et violer des immortelles.
Gwen détourna le regard.
— En ce moment, les chasseurs et les Seigneurs de l’Ombre recherchent des objets de pouvoir ayant appartenu à cet empêcheur de tourner en rond de Cronos. Celui qui parviendra à réunir ces objets retrouvera la boîte de Pandore. Et…
Une ombre passa dans le regard d’Anya.
— Les chasseurs utiliseraient la boîte de Pandore pour aspirer hors des Seigneurs de l’Ombre les démons dont ils sont devenus les gardiens.
— Mais ils ne seraient pas soulagés d’être débarrassés de leurs démons ?
Elle aurait bien voulu que quelqu’un la débarrasse de la harpie qui vivait en elle. Malheureusement, même si elle cherchait à le nier, cette harpie n’était pas un corps étranger, mais une partie d’elle-même. La plus enfouie et la plus ancienne.
— Pas du tout ! Tu n’as donc pas compris ? Cela les tuerait. Ces démons sont pour eux comme un deuxième cœur sans lequel ils ne peuvent survivre.
— Oh…
— Mais ce n’est pas une raison pour avoir peur d’eux, tu sais. C’est parfois amusant d’avoir affaire à un être double et de former un couple à trois.
Elle eut un sourire rêveur.
— J’en sais quelque chose. Lucien avait reçu de Cronos l’ordre de me tuer, mais il est tombé amoureux de moi. Et j’adore sa façon de m’aimer.
L’expression extasiée d’Anya laissa Gwen songeuse. Elle paraissait profondément amoureuse de Lucien. Elle eut la sensation qu’elle-même n’avait jamais rien ressenti de semblable. Sans doute n’avait-elle jamais aimé…
— Bon, j’en ai marre de rester vautrée sur ce lit comme une paresseuse, annonça soudain Anya en se levant d’un bond. Viens. Je vais te faire visiter le château. Et j’en profiterai pour répondre à toutes les questions que tu te poses à propos de ton Sabin.
Son Sabin… Le cœur de Gwen battit la chamade. Était-elle vraiment attirée par ce guerrier sanguinaire, dominateur, vengeur, passionné ? Il était tout le contraire de Tyson. Il représentait tout ce dont elle n’avait jamais voulu.
— Mais… Sabin m’a demandé de ne pas bouger de cette chambre.
— Oh, je t’en prie. Gwen… Tu permets que je t’appelle Gwen ? Tu es une harpie, et les harpies ne reçoivent d’ordre de personne. Surtout pas d’un démon.
Gwen se mordilla les lèvres tout en jetant un coup d’œil du côté de la porte.
— Tu es déjà sortie, je t’ai vue, insista Anya. Pourquoi ne pas recommencer ?
— Ça me tente, avoua Gwen. Mais tu es sûre que les Seigneurs de l’Ombre ne chercheront pas à m’attaquer ?
— Absolument sûre, répondit Anya en la tirant pour l’obliger à se lever. Je te donne dix minutes pour te doucher et ensuite…
— Non. Je n’ai pas besoin de prendre une douche. Ou plutôt, je ne peux pas me doucher ici.
— Tu en es certaine ? Parce que tu es vraiment cradingue.
Elle était « cradingue », en effet, et elle ne voulait pas que ça change. Elle avait de bonnes raisons de s’en tenir à la ligne de conduite qu’elle s’était dictée depuis que les chasseurs l’avaient enlevée. La saleté et la terre accumulées depuis un an dissimulaient la couleur et la texture de sa peau, et c’était exactement ce qu’elle voulait. Elle regrettait bien un peu de ne pas se montrer telle qu’elle était vraiment. Mais cela valait mieux.
— J’en suis certaine, affirma-t-elle.
Chez elle, elle aurait pu se laver et maquiller sa peau pour en camoufler l’éclat. Ici, elle n’avait pas le choix. La crasse lui tenait lieu de fond de teint.
— Comme tu voudras, dit Anya en haussant les épaules. Tu as de la chance, je ne suis pas une maniaque de la propreté.
Sur ce, elle glissa son bras sous le sien et l’entraîna hors de la chambre.
Il leur fallut près d’une demi-heure pour visiter le château. Gwen eut la surprise de découvrir une grande cuisine équipée de tout le confort moderne et elle tenta d’imaginer les démons aux fourneaux – exercice difficile, sinon impossible. Elles visitèrent ensuite la bibliothèque, le bureau, le jardin intérieur planté de fleurs colorées. Anya n’hésita pas à lui ouvrir les chambres. Visiblement, la notion d’intimité n’avait aucun sens pour elle. Elles surprirent deux couples endormis, nus et enlacés, ce qui fit rougir Gwen jusqu’aux oreilles.
Anya tint donc parole pour la visite, mais ne prononça pas un mot au sujet de Sabin. Gwen ne voulait pas lui montrer à quel point elle était désireuse d’en savoir un peu plus sur lui, et elle s’abstint donc de l’interroger.
Quand ils arrivèrent dans ce que les Seigneurs de l’Ombre appelaient la salle de repos, un grand salon où ils avaient installé des jeux, Gwen était sur le point de craquer et de poser les questions qui lui brûlaient les lèvres. Mais, une fois de plus, elle fit l’effort de se retenir et se concentra sur la pièce qu’elle découvrait. Son regard balaya la télévision à écran plat, la console de jeux qui y était branchée, la table de billard, le réfrigérateur, la machine à karaoké, le panier de basket. Le sol était jonché de pop-corn et ça sentait bon le beurre chaud.
— C’est extraordinaire, commenta-t-elle d’un air émerveillé.
Apparemment, ces démons ne passaient pas tout leur temps à faire la guerre.
— Bonjour gente demoiselle, fit une chaude voix d’homme. J’espère que vous ne parlez pas que de la pièce.
Le siège inclinable installé devant la télévision pivota vers l’entrée, et l’homme qui y était assis posa sur Gwen un regard lubrique. Prise de panique, elle fourra instinctivement sa main dans sa poche pour la refermer sur les étoiles à lancer qu’elle y avait dissimulées.
— Gwen, je te présente William, annonça Anya. William est un immortel, mais il n’est pas possédé par un démon. Sauf si on compte comme démon son addiction au sexe. William, je te présente la jeune femme qui va mettre Sabin à genoux.
Les lèvres sensuelles de William esquissèrent une moue.
— Ça ne me dérangerait pas d’être mis à genoux par une aussi belle créature. Donc, si vous changez d’avis à propos de Sabin, sachez que…
— Je ne changerai pas d’avis, coupa Gwen.
Elle avait nié quelques minutes plus tôt être intéressée par Sabin, mais tenait à décourager ce guerrier et à lui faire entendre qu’il n’avait aucune chance avec elle. Pour avoir la paix et pour éviter des conflits sanglants avec Sabin.
— Je m’occuperais bien de vous, vous savez.
— Pendant un jour ou deux, corrigea sèchement Anya. William est un coureur de jupons. Et lui aussi est sous le coup d’une malédiction. Je possède un livre qui le prouve.
William émit un grognement sourd.
— Anya ! Tu n’es pas obligée de raconter ma vie à tout le monde !
Il tapota l’accoudoir de son fauteuil.
— Puisque tu ne te gênes pas pour les ragots, je vais y aller de ma petite contribution. C’est Anya qui a fait couler le Titanic, ma chère. Elle s’amusait avec des icebergs.
Anya se rembrunit et planta ses poings sur ses hanches.
— William a fait exécuter un bronze de son pénis en érection et il l’a placé sur sa cheminée.
Cette déclaration n’embarrassa pas William, qui parut au contraire flatté.
— Après le passage d’Anya, les habitants des îles Vierges n’ont plus osé prononcer le mot « vierge ».
— William s’est fait tatouer son visage dans son dos, pour qu’on puisse s’extasier sur sa beauté, qu’il se présente de face ou de dos.
— Anya…
— Assez, coupa Gwen en riant.
Leur badinage l’amusait et elle se sentait de bonne humeur, pour la première fois depuis très longtemps.
— J’ai compris que vous êtes deux dépravés. À présent, parlez-moi plutôt de Sabin. Anya, tu avais promis de tout me dire.
— Elle ne l’a pas encore fait ? demanda William d’un ton faussement outré. Permettez-moi donc de rectifier le tir. Sabin a poignardé Aeron le tatoué quand il avait le dos tourné.
— Vraiment ? demanda Gwen.
William avait l’air de trouver cela scandaleux. Elle aussi, sans doute, aurait dû s’en offusquer. Sabin avait peut-être poignardé son compagnon dans le dos, mais cela n’enlevait rien au fait qu’il était un vaillant guerrier. Ses sœurs non plus ne s’embarrassaient pas de scrupules quand elles combattaient.
— Ce n’est pas du tout intéressant, ce que tu racontes, ricana Anya, tout en se frottant les mains, comme si elle se réjouissait déjà à l’idée de trouver quelque chose de plus croustillant.
— Dites-moi tout de même pourquoi il l’a poignardé, insista Gwen.
— Puisque tu y tiens tant, soupira Anya. La guerre entre les chasseurs et les Seigneurs de l’Ombre venait tout juste de débuter. Ça se passait dans la Grèce antique, pour te situer le contexte. Les chasseurs étaient en mauvaise posture et ils ont décidé d’employer la ruse en se servant de femmes comme appâts, ce qui leur a permis de tuer Baden, le meilleur ami de Sabin.
Les doigts de Gwen voletèrent près de sa gorge.
— Il m’en a parlé, dit-elle.
Elle se rendit compte qu’elle avait probablement sous-estimé la peine de Sabin.
— Il t’en a parlé ? répliqua Anya en haussant les sourcils. Il n’est pourtant pas du genre à raconter sa vie. Mais pourquoi as-tu les larmes aux yeux ? Tu ne connaissais pas Baden !
— J’ai une poussière dans l’œil, répondit Gwen d’une voix rauque.
Anya esquissa un petit sourire moqueur.
— Si tu le dis, on te croit. Mais laisse-moi finir mon histoire. Les Seigneurs de l’Ombre ont puni les assassins de Baden. Ensuite, ils se sont disputés. Il y avait ceux, comme Sabin, qui voulaient exterminer tous les chasseurs, et ceux qui aspiraient à une vie paisible et proposaient de se réfugier dans un endroit retiré où les chasseurs ne les trouveraient pas. La discussion s’est envenimée. Sabin s’est énervé. Il a poignardé Aeron.
— Et Aeron a réagi ?
Gwen revit Aeron, avec son grand corps tout en muscles et couvert de tatouages, ses cheveux presque rasés, ses yeux luisants. Il était froid et distant, silencieux, mais il n’avait pas l’air particulièrement violent. Il paraissait plutôt absent. Pourtant, quand il avait attaqué les chasseurs, elle avait remarqué sa hargne.
Qui pouvait bien avoir eu le dessus, entre Sabin et Aeron ?
— Il n’a pas riposté et ça a mis Sabin dans une rage folle, répondit Anya. Du coup, il a tenté de lui trancher la gorge.
— Vous avez toujours envie d’être sa femelle ? intervint William d’un ton plein d’espoir. Je me permets de vous offrir de nouveau mon cœur… Et pas que ça. Je suis prêt à mettre en scène vos fantasmes les plus secrets.
Même si elle avait appartenu à Sabin, ce qui n’était pas le cas, elle n’aurait pas choisi pour amant le guerrier William. Il était séduisant, il ne l’effrayait pas, mais il ne l’attirait pas non plus. Tout à coup, la voix rauque, le visage dur et parfois enfantin de Sabin lui manquèrent. Ses mains auraient voulu caresser sa peau gorgée de soleil.
Pauvre fille que tu es…
Il lui avait pourtant clairement signifié qu’il entendait conserver ses distances avec elle.
Mais s’il changeait d’avis ?
Elle serait alors en danger. Sabin était dangereux, et elle ne se sentait pas de taille à avoir le dessus avec lui.
— Juste pour information…, commença William avec un grand sourire. Il est possédé par Crainte. Donc, chaque fois que vous êtes près de lui et que vous commencez à douter de vous, sachez que ça vient de son démon. Auprès de moi, vous vous sentiriez belle et aimée…
— Voilà qui m’étonnerait, fit une voix rauque.
La voix que Gwen rêvait justement d’entendre.
— Parce que tu es en train de vivre les dernières secondes de ton existence, acheva Sabin.